L'Histoire Palestinienne

Envisager l’histoire palestinienne amène à s’interroger sur l’idée de la Palestine en tant qu’entité territoriale, historique et nationale. L’histoire de la Palestine et de son peuple est inextricablement liée à celle de l’État d’Israël, et l’on ne peut négliger, pour les Israéliens comme pour les Palestiniens, la dimension politique de l’écriture de leur histoire. À l’heure où les historiens israéliens se penchent sur les récits et mythes fondateurs de leur nation, l’État palestinien n’existe toujours pas. Cette différence de statut entre un État-nation et une nation sans État interfère non seulement sur l’écriture mais aussi sur l’interprétation des faits historiques eux-mêmes.

Si aujourd’hui, dans le contexte de la deuxième Intifada, des querelles déchirent encore les nouveaux historiens israéliens, il n’en reste pas moins que leurs thèses ont initié un processus irréversible de déconstruction des mythes, laissant une empreinte indélébile dans les communautés scientifiques israélienne et palestinienne. Cette action consiste, d’abord et avant tout, en une analyse de la réalité israélienne et des relations avec la Palestine et les Palestiniens.

Les historiens israéliens peuvent aujourd’hui, plus de cinquante ans après la création de l’État d’Israël, prendre du recul et « réviser » leur histoire, allant jusqu’à remettre en cause celle de la construction et la constitution de l’État. Pour les historiens palestiniens, l’enjeu est différent : avant de réexaminer leurs récits historiographiques, ils doivent construire leur objet à travers la collecte d’archives, scruter les périodes essentielles de la constitution de la nation, marquée par la catastrophe de 1948, la Nakba, avant de pouvoir rédiger un récit fondateur. Progressivement, les historiens arabes de Palestine, puis les réfugiés palestiniens et, aujourd’hui, les Palestiniens de Palestine ont tenté d’écrire des histoires d’un peuple, puis d’une nation, et cherché à découvrir les prémisses d’un État pendant les périodes ottomanes, puis mandataire. Ils ont enfin recherché l’essence du mouvement national palestinien dans sa lutte pour créer un État. 1948 est ainsi le point de départ de l’historiographie palestinienne, imprégnée par une identité propre qui se définit dans un double rapport d’altérité : contre l’usurpateur sioniste de la terre natale et face au frère arabe, tour à tour hôte, compagnon d’armes, traître, ennemi ou allié selon les circonstances. Retracer les débuts de l’écriture de l’histoire arabe « palestinienne » et examiner son évolution dans le temps, tel est l’objet du présent article.

À la recherche d’une identité nationale

Dans les provinces arabes, durant les trois premiers siècles de la période ottomane, les récits de voyages, les biographies et les chroniques de villes ont le monopole de l’historiographie. Les auteurs de ces ouvrages sont sujets de l’Empire ottoman, et leurs écrits s’enracinent dans un espace encore unifié. La Palestine n’existe pas encore, son espace est divisé en plusieurs sandjak-s (districts) faisant partie des wilâya-s (provinces) de Damas, de Saint-Jean-d’Acre, de Sayda ou de Beyrouth, suivant les périodes. Ces écrits anciens, témoins de leur époque, nourrirent, ultérieurement, l’histoire des villes arabes pendant la période ottomane.

Entre le XVIIe et le XIXe siècle, la biographie devient une forme traditionnelle d’écriture de l’histoire. Les biographes les plus célèbres sont pour la plupart d’origine damascène, tels Najm eldîn al-Ghazzi, Mohammad Amîn al-Mohebbi, Khalil al-Marâdi ou Abdel Razzak al-Bitar, qui ont rédigé l’histoire de la vie de personnalités musulmanes de l’Empire ottoman. Une partie de ces notables est originaire des villes de Jérusalem, Naplouse, Akka ou Nazareth. Leurs biographies dévoilent quelques aspects de la vie culturelle, sociale et économique des élites urbaines de ce qui sera plus tard la Palestine arabe sous mandat britannique. Les biographes s’installaient souvent chez les notables, et ils rédigeaient l’histoire de leur famille à partir de leurs archives et de leurs souvenirs. Ainsi, Khalil Marâdi, un historien du XVIIIe siècle, séjournant chez le mufti de Jérusalem, le cheikh Hassan Ben Abdellatif al-Husseini, demanda à son hôte de collecter pour son compte les biographies des personnalités les plus marquantes de la ville de Jérusalem. Vers le milieu du XIXe siècle, dans la Vie de Soliman Bacha, gouverneur de Sayda, Ibrahim al-‘Aoura offre nombre d’informations sur Jérusalem, Saint-Jean-d’Acre et Haïfa durant la période qui suivit le mandat du Jazzar, gouverneur de Sayda établi à Akka. Cet ouvrage est devenu une référence pour les spécialistes du monde urbain ottoman, espace à la fois politiquement homogène et nourri de particularismes sociaux ou communautaires ; mais, comme les autres, il ne fournit que peu de renseignements sur les campagnes.

Dans cette région, le XIXe siècle est une période de mutations administratives et de guerres confessionnelles. L’année 1860 marque une étape cruciale dans les transformations sociales et politiques des populations indigènes. Druzes et maronites s’affrontent dans la montagne libanaise, musulmans et chrétiens s’opposent à Damas. La Terre sainte paraît à l’abri de ces tensions, ce qui s’explique par un meilleur contrôle de cette région par les autorités ottomanes en raison de la forte présence étrangère, mais les limites de l’espace concerné sont encore incertaines. La naissance d’un sentiment identitaire national est entravée par des appartenances familiales et des solidarités claniques et communautaires, fortement inscrites dans le territoire. Si le mont Liban constitue un espace clairement identifiable d’un point de vue socio-politique – considéré par quelques historiens comme étant au fondement de la construction d’une identité nationale libanaise et, plus tard, d’un État –, Jérusalem demeure la seule référence que l’on pourrait associer à l’éveil d’une conscience historique nationale de la Palestine.

Genèse d’une conscience nationale arabe

La période qui s’étend des années 1850 à 1948 constitue un moment décisif dans la construction de la conscience nationale arabe en général et palestinienne en particulier. De la Nahda (renaissance culturelle) à la Nakba, elle est aussi marquée par l’arrivée des immigrants juifs en Palestine et par la déclaration Balfour. Jusqu’en 1914, les principaux protagonistes de la Nahda animèrent un mouvement nationaliste politique et suscitèrent un courant intellectuel et culturel sans précédent. À la fin du XIXe siècle, et jusqu’en 1908, les leaders nationalistes arabes subirent dans les provinces syriennes de l’Empire ottoman une vague de répression de la part du sultan Abdel Hamid II. La répression ne s’apaisa nullement durant la période de décentralisation des Jeunes-Turcs; elle atteignit son point culminant avec la révolution de Chérif Hussein, en 1916. Des leaders arabes nationalistes furent pendus à Beyrouth et Damas, et plusieurs centaines de personnes emprisonnées pour raisons politiques. Durant la Première Guerre mondiale, la population souffrit de la conscription, du travail obligatoire, des épidémies, de la famine et d’une invasion de sauterelles, qui laissèrent une empreinte profonde dans les esprits et marquèrent la mémoire collective des Palestiniens, Syriens et Libanais. Ces désastres allaient nourrir les écrits arabes contre le régime de la Sublime Porte et marquer une génération d’intellectuels porteurs de revendications nationales dans l’ensemble du Croissant fertile. L’histoire de la Palestine ottomane quant à elle se limite à quelques chapitres généraux qui englobent l’ensemble des provinces syriennes de la Porte. Davantage préoccupés par les bouleversements politiques que les tanzîmats et la révolution jeune-turque ont entraînés, certains écrits rejoignent même, dans leur critique de l’Empire ottoman, la littérature orientaliste dépeignant un monde arabe et islamique obscur et arriéré, et ce, de la fin de l’époque abbasside jusqu’à l’avènement des puissances européennes libératrices.

Ces revendications nationalistes s’accompagnèrent souvent d’un refus de l’implantation des Juifs en Palestine. Telle fut la position adoptée par Nagib Azoury. Cet intellectuel syrien chrétien, haut fonctionnaire de l’Empire ottoman à Jérusalem, dut s’expatrier en 1904 pour échapper à la répression turque. Exilé à Paris, il rédigea un ouvrage historique et politique, Le réveil de la nation arabe, dans lequel il définissait la nation arabe pan-syrienne et critiquait le pouvoir turc en ces termes :

Deux phénomènes importants, de même nature et pourtant opposés, [...] se manifestent en ce moment dans la Turquie d’Asie : ce sont le réveil de la nation arabe et l’effort latent des Juifs pour reconstituer sur une très large échelle l’ancienne monarchie d’Israël. Ces deux mouvements sont destinés à se combattre continuellement jusqu’à ce que l’un d’eux l’emporte sur l’autre. Du résultat de cette lutte dépendra le sort du monde entier.

Par ailleurs, les Arabes chrétiens de la future Palestine militaient au sein de leur Église contre l’immigration sioniste et pour une reconnaissance territoriale. Khalil al-Sakakîni, un des dirigeants du mouvement nationaliste grec orthodoxe, publia, en 1913, un livre qui avait pour titre al-Nahdah al-Urthuduxiyya fi Filastîn (L’éveil grec orthodoxe en Palestine). Sakakîni y décrivait le territoire de la Palestine avant sa délimitation par les Britanniques et les Français, qu’il identifiait à la juridiction du patriarcat grec orthodoxe de Jérusalem (le plus ancien évêché chrétien en Terre sainte) : soit la Palestine telle que définie par les Anglais et la Transjordanie. La construction historique du territoire arabe palestinien se fait ici à travers la reproduction d’un espace chrétien palestinien, qui se démarque d’un Empire ottoman héritier du califat musulman. Deux ans auparavant, les frères Youssef et Daoud Issa fondaient à Jaffa le journal Filastîn : cette publication se référait aussi au patriarcat grec orthodoxe, mais, pour la première fois, revendiquait le nom de Palestine et dénonçait le projet sioniste. Filastîn rejoignait les thèses nationalistes défendues en 1909 par Najib Nassar dans son journal Al Karmel. Quelques années plus tard, et en réaction à la déclaration Balfour et à la promesse de l’établissement d’un foyer juif en Palestine, les intellectuels arabes de la Palestine mandataire dénoncèrent un mouvement dont ils pressentaient qu’il allait conduire à la spoliation de leur terre. Les chroniqueurs de cette période ont tenté de donner une nouvelle impulsion à l’histoire de la Palestine en la liant au sort des États arabes par le concept de la Umma (nation) unifiée. L’enjeu, pour eux, était différent de celui des intellectuels de la Nahda; l’Empire ottoman sorti du jeu, ils se trouvaient confrontés aux puissances mandataires. Le concept d’arabité se cristallisa alors autour de la lutte contre ces puissances et du refus du sionisme. Entre tous, George Antonius se distingue par ses écrits : son ouvrage, The Arab awakening, jette les bases du nationalisme arabe. Il s’achève sur cette mise en garde : « Mais la logique des faits est inexorable. Elle montre qu’il n’y a pas de place en Palestine pour une autre nation, si ce n’est en déportant ou en exterminant celle qui y est actuellement implantée. »

Comme les autres intellectuels arabes de Palestine de l’époque, G. Antonius relate l’histoire et, en même temps, défend une cause. Bien qu’il soit le plus autorisé de tous, G. Antonius n’est que l’un de ceux qui font la chronique de leur époque, utilisant les faits historiques comme on plaiderait un dossier : c’est un juriste. Tous analysent le sionisme point par point et le suivent dans ses différents stades. Les historiens n’étaient plus alors en charge d’interpréter les événements, mais c’était plutôt les juristes et les journalistes qui occupaient le devant de la scène intellectuelle pour décrier la déclaration Balfour et refuser l’installation d’un foyer juif en Palestine. Revendiquer l’appartenance à un territoire national constitutif d’une identité arabe palestinienne représentait pour eux un moyen de se défaire des entraves juridiques imposées par la puissance mandataire britannique, et un outil de lutte contre le sionisme.

Mais les Arabes de la Palestine du mandat subissaient des pressions politiques telles qu’aucune autre nation arabe n’en connaissait à la même époque. À mesure que les pays arabes négocièrent leur indépendance, la protestation palestinienne se fit plus véhémente. Au cours de cette période, les revendications nationalistes arabes cimentent la construction d’une légitimité historique face au projet sioniste en Palestine et alimentent le débat opposant les Arabes aux sionistes sur la « palestinité » du territoire et sur les droits que l’histoire attestait. Les manuels scolaires d’histoire dévoilent la tonalité des discours du moment. Entre les deux guerres, un certain nombre de professeurs engagés, formés à l’université américaine de Beyrouth – foyer de la pensée nationaliste arabe dans les années 1920 et 1930 – ou dans les universités et écoles du Caire et d’Istanbul, ont utilisé l’histoire pour éveiller le sentiment d’unité de la communauté arabe chrétienne et musulmane face à la menace étrangère. Ces universitaires ont été également inspirés par l’œuvre d’historiens comme ‘Abdallah Mukhlis, Elias Marmura, Ahmad Samih al-Khalidi et ‘Abd el Latif Tibawi, qui ont tracé les grandes lignes de l’histoire de la Palestine dans une multitude de monographies, d’articles et de conférences. Cette historiographie abondamment documentée, qui prétendait à l’objectivité et se voulait tolérante et non sectaire, s’appuyait sur des archives arabes et occidentales.

Ainsi la révolte de 1936 fut-elle un moment clé dans la constitution du mouvement nationaliste, avec l’affrontement des communautés arabes et juives de Palestine. ‘Issa al-Sifri, à cette occasion, rend compte de la mobilisation de l’ensemble de la société arabe sur tout le territoire. Elle représente aussi un moment crucial de l’histoire des Arabes de Palestine, lors duquel les paysans occupèrent un rôle de premier plan dans la lutte contre le mouvement sioniste, d’une part, et les autorités mandataires, d’autre part. Durant les années du mandat britannique en Palestine, les écrits arabes palestiniens reflètent la colère et le désarroi d’une génération qui attendait autre chose de l’Angleterre.

Enfin, et ce n’est pas la moindre de ses caractéristiques, l’historiographie palestinienne de la période mandataire fut produite au sein d’une société qui n’avait pas encore été démantelée, organisée qu’elle était selon la structure clanique propre à toute la région arabe de l’époque traditionnelle. La plupart des historiens arabes de Palestine issus des élites urbaines ont perçu et interprété les événements en fonction de leur appartenance à une classe, un clan, une famille. Chroniqueurs, juristes, biographes, militants nationalistes, les « historiens » étaient alors surtout préoccupés de décrire leur société, leur quotidien, leur lutte contre le sionisme et les autorités britanniques. Leurs récits légitiment l’appartenance de leur peuple à cette terre et appellent à la création d’un État. Ils sont Arabes de Palestine, pas encore Palestiniens, et la construction de leur identité nationale se fait dans l’exil, dans les rangs de la diaspora, à Beyrouth, Le Caire, Amman, Damas, Bagdad et dans les grandes villes occidentales. L’identité nationale palestinienne d’avant 1948 s’inscrit dans la mouvance nationaliste arabe régionale de la période de l’entre-deux-guerres. La grande différence réside dans le fait même de la naissance des États arabes voisins et dans l’échec de la création d’une Palestine arabe.

L’expulsion de 1948 et ses répercussions

En 1948, le bilan est très lourd : pour la première fois depuis leur constitution en États-nations, les pays arabes se sont engagés dans une guerre qui se termine par une défaite et, pour des milliers d’Arabes de Palestine, ce fut le début d’une vie d’errance. 1948 constitue pour les historiens palestiniens l’année zéro de l’histoire de la Palestine. En effet, c’est dans l’exil que s’enracine l’idée même d’un peuple palestinien et que se crée le mouvement nationaliste. De 1948 à 1967, le monde arabe souffre de désordres politiques liés à la défaite. La Syrie connaît trois coups d’État en 1949; au Liban, le premier ministre Riad el Solh est assassiné en 1951; en Égypte, le roi Farouk est renversé par Nasser en 1952; Abdel Karim Kassem renverse la monarchie en Iraq en 1958... À l’origine de ces mouvements, il est un dénominateur commun rappelé par toutes les équipes qui accèdent au pouvoir : la volonté de renverser des régimes soumis aux puissances coloniales, soumission dont la conséquence aurait été la perte de la Palestine. Le camp arabe se divise en deux groupes, celui des progressistes (Égypte, Irak, Syrie) et celui des « réactionnaires » (Arabie Saoudite, Jordanie, Liban). Les propos anti-sionistes se généralisent dans les deux camps : ils sont présents dans tous les discours officiels et transparaissent dans les écrits historiques de l’époque.

L’expulsion de 1948 dispersa les intellectuels arabes de Palestine, ce qui entraîna une floraison de leur pensée dans les pays d’accueil. Devenus Palestiniens, ils prirent conscience de leur identité, distincte de ceux qui les hébergeaient. La défaite des armées arabes se traduit dans leurs ouvrages par la condamnation des chefs des États arabes, accusés d’avoir trahi la Palestine. C’est également durant cette période que se précise la thèse du complot international sioniste et que s’élabore le discours anti-sioniste arabe, qui nourrit les ouvrages historiques de l’époque. Ces mêmes écrits fournirent le cadre idéologique au mouvement de résistance palestinien. Désormais, l’histoire s’écrit en dehors de la Palestine, au Caire, à Beyrouth, à Damas ou à Bagdad; les maisons d’éditions se multiplient dans les capitales arabes et publient les travaux historiques des premiers activistes nationalistes arabes de Palestine.

La défaite de 1948 a joué un rôle décisif dans la restructuration du mouvement nationaliste arabe, qui se traduisit par la création de partis politiques revendiquant l’union des États arabes et la reconquête de la Palestine. Deux groupements furent fondés dans les années 1950 : le Parti Baas arabe socialiste et le Parti des nationalistes arabes. Leurs idéologues adoptèrent un ton partisan. Originaire de Naplouse, Muhammad ‘Izzat Darwaza est l’une des premières figures du nationalisme arabe pan-syrien des années 1920. Proche des Frères musulmans, exilé à Damas depuis 1939, M. ‘Izzat Darwaza rédigea un ouvrage clé en six volumes sur le mouvement nationaliste arabe, suivi d’une histoire de la Palestine du IIIe au XIVe siècle de l’hégire ( XIe - XXe siècle de l’ère chrétienne). Il y défend l’existence d’une Palestine historique rattachée naturellement à une grande Syrie. Il fut également un virulent opposant au sionisme, qu’il considérait plus dangereux que celui des puissances occidentales mandataires de l’époque.

Constantine Zureik est une autre figure importante du nationalisme. Il est incontestablement celui qui donna le mieux un sens à la défaite, en la baptisant al nakba (le désastre). C. Zureik interpréta l’échec des Arabes en Palestine comme « un désastre dans tous les sens du terme, et la plus éprouvante période de l’histoire que les Arabes aient connue » : elle se traduisit « non seulement par une perte matérielle mais par une défaite morale et la perte de confiance des Arabes dans leurs gouvernements. [...] Plus grave encore est leur doute en leur propre capacité de former une nation (Umma) [...] ». Les nationalistes arabes ne se contentèrent pas seulement d’accuser les chefs des régimes arabes, ils se penchèrent aussi sur les causes sociales et économiques de la défaite face au sionisme. C. Zureik ne défendait pas la cause de la suprématie d’un peuple sur un autre, mais se penchait sur la prééminence d’un système politique sur un autre. Pour lui, les sionistes avaient une vision « du passé et de l’avenir », alors que les Arabes « vivent toujours dans les rêves du passé et ressassent sa gloire poussiéreuse ». Avant-gardiste, il critiquait la situation interne des sociétés arabes plongées dans une léthargie profonde, invitant à « utiliser la Nakba comme une secousse qui mène vers la progression et l’évolution et non à l’ébranlement et à l’anéantissement ». Cet auteur apparaît à contre-courant de bien des nationalistes incapables de voir dans la Nakba autre chose qu’une catastrophe sans précédent.

 

L’ouvrage de ‘Arif al-‘Arif, al-Nakba, constitue une chronique détaillée de l’année 1948 à l’échelle « nationale » et s’attache à décrire les lieux où s’enracine le peuple palestinien : la Palestine existe à travers ses villages et ses villes, sa géographie dessine un territoire historique, celui d’une nation éclatée. La forme d’écriture de l’histoire que constitue le genre de la chronique connaît son apogée dans l’œuvre d’al-‘Arif, mais il signe également sa disparition : les écrits des historiens de l’après-1948 relèvent surtout de l’analyse des causes de la défaite. L’histoire devient une entreprise intellectuelle et idéologique qui fonde sa scientificité sur le fait qu’elle dévoile des secrets – preuves irréfutables de la collusion de tel ou tel chef arabe avec l’ennemi. C’est la thèse du complot, de la trahison, qui domine la pensée palestinienne de cette époque. Les historiens étaient devenus enquêteurs prétendant dévoiler les réalités de la Nakba. Il conviendrait d’ailleurs de s’interroger sur la diffusion du terme et sa généralisation dans les discours des politiques et les écrits des historiens comme élément constitutif de l’identité nationale palestinienne.

Durant cette période, l’histoire palestinienne connaît un recul : la dispersion de la classe intellectuelle dans les différents pays d’accueil engendre une nouvelle forme d’écriture, celle de l’exil, marquée par un profond sentiment d’injustice. Le souvenir d’une Palestine perdue, la victimisation et la peur de l’Autre se traduisent dans la construction des fondements d’une identité palestinienne nationale extraterritorialisée. Dès lors, le terrain d’étude était ailleurs. Il fallait, pour décrire et raconter son histoire, se souvenir de la Palestine d’avant la catastrophe. Cette mémoire était douloureuse, et la majorité des historiens réfugiés préférèrent se pencher sur les causes de l’expulsion et démonter les mécanismes de la défaite plutôt que de se remémorer les images d’un passé perdu. La montée du nationalisme arabe transforma la question palestinienne pour l’intégrer dans son discours. Elle était la revendication première que le monde arabe pouvait désormais opposer à la communauté internationale; elle devint le but de l’unité de la nation arabe. Il en ressort une perception « globalisante » arabe de la question palestinienne, d’autant plus que cette période, avec les événements de la seconde guerre israéloarabe (1955-1956), s’accompagna d’un militantisme tant intellectuel que politique. Les chercheurs furent alors plus préoccupés par les questions politiques que par l’écriture de l’histoire.

Les premières années d’exil posèrent les bases de la construction nationale palestinienne : expulsés, dispersés, les Arabes de Palestine devinrent réfugiés de Palestine, puis se firent Palestiniens. Leur identité se construisit, un espace géographique palestinien se créa dans les camps (mukhayyam), ces espaces provisoires de réfugiés en attente de retour, qui devinrent, pendant les années 1970, lieux de résistance, symboles de la lutte palestinienne, pour ensuite en représenter le drame. Ces foyers de la mémoire palestinienne fournirent une nouvelle catégorie d’acteurs qui viennent consolider, parfois contester, les intellectuels-militants formés dans les écoles et universités privées des missions étrangères, puis dans les facultés européennes ou américaines.

1967-1989 : Une histoire engagée

La défaite de juin 1967 a atteint toute la région arabe du Proche-Orient. Le fait politique capital fut l’émergence d’une nouvelle direction palestinienne. Les mouvements de résistance se sont basés sur cet échec pour prendre le commandement politique et militaire des affaires de leur peuple et constituer désormais l’axe central du remodelage interne du camp arabe tout entier.

L’arrivée sur la scène politique des mouvements armés de la résistance palestinienne influa sur les écrits et n’est pas sans avoir radicalisé les positions des chercheurs. Cette prise de pouvoir par le mouvement politique palestinien eut, comme première conséquence, le retour à une problématique palestinienne de la Palestine qui engageait une nouvelle dimension pan-arabe : « La Palestine est la voie de l’unité », et non le contraire. Par ailleurs, chercheurs et historiens palestiniens de cette période furent marqués par les thèses marxistes qui les amenèrent à relire l’histoire de la Palestine dans des écrits politisés où le ton militant dominait. Ils offraient ainsi une approche totalement nouvelle de la structure de la société arabe palestinienne et de son histoire. Ils inscrivirent leur vision historique dans une double perspective : la révolution et la résistance à Israël. Les débats engendrés par leurs écrits jettèrent les bases d’une identité palestinienne, fondée sur trois concepts : la lutte des classes contre l’oppresseur, riche propriétaire terrien en Palestine, qui a trahi son peuple en vendant ses terres à l’ennemi sioniste; l’opposition à l’immigration juive en Palestine et la présence britannique, alliée des sionistes; enfin, le combat contre Israël, État usurpateur de la terre nationale et entité diabolique visant à éradiquer le peuple palestinien. Deux leitmotive majeurs sont à relever : l’émergence de la figure du paysan résistant, acteur principal du combat pour la récupération de la terre, et l’absence de tout discours accusant les pays arabes de trahison, motifs caractéristiques de l’après-1948.

De ce courant historiographique, Samir Ayyoub est représentatif : son approche utilise des méthodes scientifiques mais son analyse s’enferme dans la rhétorique marxiste des classes. Après avoir effectué une enquête auprès des réfugiés palestiniens du Liban, il distingue la classe populaire « ouvrière-prolétaire » et « paysanne », d’une part, de la classe bourgeoise, « féodale et capitaliste », d’autre part. De son côté, Naji ‘Allouch opère une analyse historique de la société rurale palestinienne du mandat, établissant que « deux cent cinquante familles féodales étaient propriétaires de plus de la moitié des terrains de la Palestine », et accuse les familles féodales palestiniennes d’avoir vendu leurs terres et ainsi collaboré avec le projet sioniste. Les deux auteurs concluent leurs ouvrages sur l’importance du rôle des paysans dans la lutte pour la récupération de la Palestine.

Ces travaux doivent être replacés dans le contexte idéologique local, régional et international de l’époque. Toute étude historique élaborée hors de l’idéologie marxiste faisait tomber leurs auteurs sous le coup de l’accusation de trahison à la cause palestinienne. C’est pourquoi la plupart des ouvrages publiés sont dépassés. Cette période est aussi marquée par l’émergence d’une nouvelle intelligentsia palestinienne. Le savoir n’était plus uniquement l’apanage des notables : les nouveaux penseurs palestiniens étaient des réfugiés formés dans les écoles de la United Nations Relief and Work Agency (UNRWA) qui, dès les années 1950, implanta des établissements scolaires dans tous les camps palestiniens de l’Exil. Ils bénéficièrent ensuite de bourses universitaires pour compléter leur formation dans les pays de l’Est qui soutenaient la cause palestinienne ou dans les facultés des pays d’accueil.

Parallèlement, à partir du milieu des années 1960, certains partis politiques ont créé des centres de recherches, dans lesquels toute une génération de chercheurs palestiniens et arabes allaient être formés, ainsi que des maisons d’édition. Ces dernières, parrainées par l’OLP, le FPLP (Front populaire de la libération de la Palestine) ou le Parti Baas, exercèrent une influence déterminante. Ainsi, le Centre de recherches de la Palestine (CRP) de l’OLP, basé à Beyrouth, suscita des monographies, chronologies, études statistiques ainsi que des essais portant sur la Palestine et Israël. Parmi les auteurs publiés par ce centre, citons deux historiens : Abdel Wahab Kayyali et Sami Hadawi. Pour le premier, l’histoire moderne de la Palestine commence vers la fin du XIXe siècle, avec la mise en place des premières colonies agricoles et l’arrivée des nouveaux immigrants juifs; elle se termine en 1939 avec la publication du Livre Blanc dans lequel la Grande-Bretagne déclare la création d’un État palestinien indépendant « bi-national » et limite de l’immigration juive en Palestine. A. Kayyali considère ce demi-siècle d’histoire comme le point de départ de la question palestinienne. Pour S. Hadawi, on ne peut comprendre le conflit israélo-arabe s’il n’est pas mis en perspective : la naissance de ce conflit débute avec l’émergence du mouvement sioniste et les aspirations nationales des Juifs de Palestine. Il rejoignait A. Kayyali dans sa délimitation de la période moderne de l’histoire de la Palestine, mais faisait commencer l’histoire contemporaine palestinienne à partir soit de l’expulsion de 1948 soit de la défaite de 1967. Bien que le CRP dépendît de l’OLP, et malgré l’engagement idéologique des chercheurs, il fut un lieu de rencontres, de débats et de formation. Il offrait aux chercheurs, pour la première fois dans le monde arabe, les moyens et les outils nécessaires pour réaliser leurs études. Parallèlement, un autre centre vit le jour à Beyrouth : l’Institut des études palestiniennes (IPS), fondé en 1963 et qui consacra ses efforts aux questions relatives au conflit israéloarabe et à la cause palestinienne.

Après l’invasion israélienne du Liban, en 1982, le CRP dut fermer ses portes, ses archives ayant été confisquées par l’armée israélienne et ses locaux gravement endommagés. L’activité scientifique des chercheurs édités à Beyrouth subit un très fort ralentissement. Ils passèrent le relais à ceux de l’Exil, soucieux de produire des ouvrages destinés à la communauté scientifique occidentale, influencés et formés dans les universités européennes ou américaines.

Elias Sanbar, historien palestinien francophone, est le premier à se pencher sérieusement sur l’année 1948. Son ouvrage, Palestine 1948. L’expulsion, est l’histoire d’une terre « à laquelle les Palestiniens ne se sont jamais faits ». Il faut, selon lui, remonter aux origines de l’expulsion, plus d’un demi-siècle avant son accomplissement, pour comprendre la Nakba. L’historien montre comment l’année 1948 marque un tournant dans l’histoire de la Palestine, et aborde la problématique complexe et piégée de l’arabisme ou de l’arabité de la Palestine. Partant de là, il souligne la profondeur du sentiment d’appartenance des gens de Palestine à la communauté arabe et, en même temps, expose la façon dont le double rapport à la colonisation sioniste et aux sociétés arabes d’accueil a cristallisé un sentiment national proprement palestinien. La population palestinienne est considérée comme l’interprète de sa propre histoire, et non plus comme un sujet passif, victime de son destin : après 1948, les gens de Palestine deviennent des Palestiniens.

De son côté, Walid Khalidi s’attache à la reconstitution de l’expulsion en mettant en lumière, par l’analyse du plan Dalet, que les Juifs avaient pour dessein de chasser les Arabes de Palestine.

Le plan Dalet était le nom donné par le haut-commandement sioniste à un plan général d’opérations militaires. Dans ce cadre, les sionistes lancèrent une série d’offensives, en avril et au début de mai 1948, dans plusieurs régions de Palestine. Ces offensives, qui entraînèrent la désintégration de l’essentiel de la communauté palestinienne, étaient calculées pour établir un fait accompli sur lequel l’État d’Israël allait être fondé.

  1. Khalidi est aussi l’auteur d’un livre sur l’histoire des Palestiniens entre 1876 et 1948 à travers la photographie. Cet ouvrage démontre que la Palestine n’était pas un désert avant l’arrivée des immigrants juifs – comme le prétendaient les historiens militants sionistes –, mais qu’il existait une société arabe, urbaine et rurale, dotée d’une identité propre. W. Khalidi, dans tous ses écrits sur la Palestine, se penche sur 1948 comme l’année du départ « forcé » et met en lumière le retour en Palestine par la reconstitution des villages détruits. En ce sens, il conteste les thèses du camp adverse et se démarque de certaines interprétations des nouveaux historiens israéliens sur 1948.

Ces historiens, membres de l’Institut des études palestiniennes, prolongent et complètent l’œuvre entreprise par les chercheurs du CRP, consolidant les bases d’une historiographie palestinienne. En ce sens, la défaite de 1967 n’a pas représenté une rupture pour le développement de la recherche historique; elle en accéléra plutôt le renouveau.

Les années 1990 furent enfin marquées par la confirmation de l’importance des récits de vie. Le recours à ce matériau utilisé par Rosemary Sayigh, pionnière de l’anthropologie historique palestinienne, était appelé à se développer et à se généraliser. L’absence de sources écrites et le souci de porter l’accent sur les acteurs poussèrent de nombreux chercheurs à recueillir les témoignages oraux des expulsés de 1948. Les récits de vie ouvrent une nouvelle démarche historiographique, qui s’attache à l’étude des mentalités et à la représentation de la Palestine dans l’imaginaire du peuple palestinien en exil. L’histoire s’oriente vers la documentation d’une identité palestinienne à travers la mémoire, le patrimoine, la reconstitution des villages détruits en 1948, le folklore – tous éléments oubliés de l’histoire palestinienne et effacés de la mémoire israélienne, qui sont l’objet d’enquêtes dans les centres de recherche ouverts dans les territoires palestiniens, telle l’université de Birzeit, en Cisjordanie.

Cinquante ans après l’expulsion

 « Ce que nous célébrons sous le titre d’événements fondateurs, écrit Paul Ricœur, sont pour l’essentiel des actes violents légitimés après coup par un État de droit précaire. Ce qui fut gloire pour les uns, fut humiliation pour les autres. À la célébration d’un côté correspond de l’autre l’exécration. » D’où le trouble de l’auteur devant « l’inquiétant spectacle que donnent le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs ».

Le temps de la « paix » (postérieur à la signature, à Washington, en 1993, de l’accord intérimaire entre Yitzhak Rabin et Yasser Arafat) fut également une période de commémoration, celle du cinquantenaire de la création de l’État d’Israël et de l’expulsion de 1948. La célébration de ce double anniversaire engagea un processus de mémorisation des événements fondateurs d’un État pour les uns et de l’exil pour les autres. La célébration de cette date fondatrice d’une conscience nationale palestinienne est celle d’un événement où les Palestiniens sont sujets et non acteurs. La Nakba intégrée à l’histoire palestinienne, les Palestiniens se sont approprié la date du 15 mai 1948, jour de la proclamation de l’indépendance de l’État d’Israël et de la débâcle des troupes arabes, et en ont fait la pierre de fondation de leur existence nationale.

La Nakba, initialement désastre pour les troupes arabes engagées dans la guerre de 1948, devint exclusivement celle de la destruction de la Palestine arabe et de l’exil de son peuple. C’est dans cette perspective que les chercheurs palestiniens ont analysé l’année 1948. Revenir sur l’expulsion et expliquer les événements qui ont conduit à la dispersion du peuple palestinien est l’axe de la recherche de Salmân Abou-Sitta, Saleh Abdel-Jawad ou Nour Masâlha. Ces historiens de « l’intérieur » de la Palestine travaillent sur des documents d’archives en hébreu et en arabe. Ils essayent, à travers leurs écrits, non plus simplement de comprendre l’expulsion et de la condamner, mais de l’analyser au travers de documents nouveaux pour la recherche arabe. Mais leur description de la Palestine ne s’appuie pas seulement sur des sources écrites; ils se fondent ainsi sur des récits de vie qui font revivre la mémoire palestinienne. À partir d’un recensement des villes et villages de Palestine dépeuplés en 1948, entrepris auparavant par W. Khalidi et Benny Morris, S. Abou-Sitta a eu pour objectif de montrer l’importance des massacres dans la politique d’expulsion israélienne de 1948. Ce travail de mémoire, S. Abou-Sitta l’utilise pour en faire une œuvre de justice, réclamant une indemnisation pour les expulsés et revendiquant aussi le droit au retour des réfugiés en Palestine : son étude historique plaide la cause des réfugiés et sa démarche se rapproche davantage de celle d’un juriste.

Dans la même optique, mais avec une méthode plus « scientifique », N. Masâlha a étudié la politique israélienne du « transfert » en se basant sur les archives sionistes et celles de l’État israélien. Dans Ard akthar wa ’Arab Aqal, l’auteur tente de démontrer que les chefs sionistes et israéliens, de Hertzl, Weizmann et Ben Gourion jusqu’à Shamir et Rabin, ont eu un objectif commun : celui de dépeupler la « Palestine ». Sa thèse est la suivante : le terme « transfert » est une litote qui désigne l’expulsion organisée des Arabes habitant la Palestine vers les pays limitrophes ou lointains, et plonge ses racines dans la thèse sioniste d’« une terre sans peuple pour un peuple sans terre », une solution radicale pour les problèmes de démographie d’Israël. L’ouvrage de N. Masâlha est capital, dans la mesure où les archives utilisées appartiennent à l’État israélien et sont par conséquent opposables aux thèses sionistes et israéliennes. Il représente ainsi la nouvelle génération d’historiens palestiniens de langue hébraïque qui utilisent les archives israéliennes pour écrire l’histoire de la Palestine.

Saleh Abdel-Jawad utilise, de son côté, les récits de vie pour écrire une histoire orale des Palestiniens. Celle-ci ne vise plus seulement la représentation de la Palestine dans l’imaginaire des Palestiniens, mais se veut la source vive de l’histoire de l’expulsion. S. Abdel-Jawad explique que cette façon de faire de l’histoire peut être efficacement utilisée à condition d’être complétée par des sources et des documents historiques venant confirmer sa valeur et son authenticité. C’est ainsi que l’historien a pu remonter aux origines de l’expulsion et révéler la destruction de plus de quatre cent cinquante villages palestiniens en 1948, ayant eu recours aux archives des Nations Unies et de la Croix-Rouge internationale. En 1996, S. Abdel-Jawad est à l’initiative du projet « Race against time », un programme de recherche qui consistait à recueillir des témoignages et des récits de vie de Palestiniens de la première génération de l’exil, afin de revisiter certains aspects de l’histoire nationale et de faire revivre la culture et les traditions palestiniennes d’avant la Nakba. Il collabore aussi au programme « Destroyed Palestinian villages », une recherche allant dans le sens de la reconstitution de l’histoire des villages dépeuplés en 1948, puis effacés des cartes israéliennes. Cette initiative tend à leur donner le statut de lieux de mémoire et à les inscrire dans l’imaginaire palestinien. Ainsi, l’histoire orale se développe et les monographies viennent compléter et donner vie aux documents écrits. Cette nouvelle approche vise à historiciser des moments et des lieux de l’histoire du peuple palestinien demeurés longtemps dans l’oubli.

Au cours de ces dernières années s’est imposé un courant historiographique plus académique. Il se penche sur la période ottomane afin de lui redonner sa juste place et de rétablir par là même les limites des différentes périodes qui ont marqué l’histoire de la Palestine. On se souvient que le début du siècle avait été marqué par la position des nationalistes arabes, pour qui l’Empire ottoman avait entravé les peuples soumis à son autorité; l’administration de la Porte était souvent dépeinte comme corrompue, violente et injuste envers la population indigène. Face à cette vision idéologique et réductrice de l’histoire ottomane, particulièrement développée en Palestine, un autre courant de pensée islamiste est né, déplorant la fin de l’Empire ottoman avec la disparition du califat musulman et l’installation des puissances anglaises et françaises. Ayant presque disparu au cours de la période qui suivit la Seconde Guerre mondiale, avec l’indépendance des pays arabes, il réapparut dans les années 1980 avec la résurgence des mouvements politiques fondamentalistes. Les adeptes de cette histoire font l’apologie de l’Empire ottoman, dont ils glorifient la dimension musulmane califale, montrent ses qualités de tolérance vis-à-vis des autres communautés – mais se gardent d’en rappeler les faiblesses. De même, ces écrits se situent dans la longue durée, sans souci de tenir compte des différentes phases historiques, et sans faire de distinctions entre la situation du pouvoir central ottoman et celle des pouvoirs locaux dans les provinces. C’est dans ce sens que les ouvrages récents sur la période ottomane sont appelés à jouer un rôle important; ils enseignent aux générations futures les « réalités » de l’Empire ottoman et le rôle occupé par la Palestine en son sein.

Adel Manna‘ est celui qui rétablit la connaissance de l’histoire de la Palestine en abordant la période ottomane comme étant à la base de la constitution de la société palestinienne. Son Histoire de la Palestine à la fin de l’époque ottomane présente une nouvelle lecture de l’histoire moderne de la Palestine. Ce livre relate l’émergence des machayekh (notables) qui ont joué un rôle déterminant dans l’histoire de la Palestine (Husseini, Radwan, Tarabay, Farroukh), enchaîne sur la révolte menée par leur représentant en 1702 à Jérusalem, aborde l’unification de la Galilée sous le règne de Zaher al-Omar al-Zeydâni, avant de relater la période du gouverneur d’Acre, al-Jazzar, suivie de l’invasion égyptienne, de la période des tanzimâts, pour finir sur l’éveil du nationalisme arabe à la fin de la période ottomane en Syrie-Palestine.

Dans son ouvrage, A. Manna‘ propose aux historiens de la nouvelle génération de revisiter la période ottomane – source de la construction nationale palestinienne. C’est dans cet esprit que l’Institut des études palestiniennes à Beyrouth lance en 1997 la série d’ouvrages sur les villes de Palestine, parmi lesquels celui de Zuhair Ghanayem Abdellatif Ghanayem, une étude historique, économique, urbaine et démographique du district d’Acre durant les réformes ottomanes en Palestine. Z. Ghanayem, en évoquant leur impact sur la société indigène de l’époque, rejoint A. Manna‘ dans sa recherche sur la disparition d’une certaine « noblesse » terrienne et la naissance de la bourgeoisie urbaine palestinienne. Ces deux auteurs, Palestiniens de l’intérieur, s’inscrivent dans la mouvance actuelle de la recherche historique arabe qui revisite la période ottomane à travers l’histoire des villes. Ils travaillent sur la légitimité historique de la Palestine et revoient de l’intérieur les étapes décisives de la construction nationale palestinienne. Pour eux, la Palestine existe et se construit sous les Ottomans, plus précisément au cours de la période des réformes. Ils rejoignent les historiens arabes en général, et libanais en particulier, qui interrogent à nouveau ce moment déterminant pour l’affirmation des identités et la naissance des territoires.

Fixer les limites historiques et nationales d’un territoire toujours disputé engendre deux visions du passé complètement divergentes, et, dans les deux cas, les récits historiques sont partisans et ont une forte charge idéologique. L’histoire est convoquée par chaque peuple pour légitimer sa revendication à vivre sur ce territoire et, dans le même temps, elle participe à la construction d’une identité qui se confond avec ce territoire. Ce moment particulier de l’histoire palestinienne et israélienne qu’est l’année 1948 a représenté pour chacun des adversaires en présence le point de départ de leur écriture du passé. Pour l’historiographie palestinienne, c’est le point origine de la construction nationale, dans les camps de l’exil d’abord, à travers le mouvement national de la résistance ensuite et de l’intérieur aujourd’hui.

L’histoire de la Palestine et de son peuple est spécifique dans la mesure où elle prend pour objet un peuple sans terre à la recherche de ses racines et des causes de son déracinement. Originale parce que retransmise par la mémoire et que son écriture doit passer par les témoignages et les récits de vie. Singulière, enfin, dans la mesure où elle concerne un peuple éclaté en diaspora, avec une histoire commune et des expériences différentes. C’est une histoire nationale en gestation, en cours d’écriture. Les travaux sur la Palestine et son peuple sont nombreux. Néanmoins, ils n’ont pas encore fait l’objet d’une écriture concertée. Le souci premier des historiens et des chercheurs palestiniens, aujourd’hui, est de collecter les archives nécessaires à toute véritable étude historique. C’est dans ce cadre que plusieurs initiatives institutionnelles et individuelles ont entamé le recensement des sources orales, écrites et iconographiques. Mais ces enquêtes, à finalités historiques, ont également un objectif politique : les archives des organisations humanitaires d’aide aux réfugiés politiques, par exemple, sont aussi utilisées dans le cadre des négociations en cours pour la compensation des propriétés des réfugiés, leur indemnisation, leur insertion dans de nouveaux pays d’accueil ou leur retour.

Idéologique, militante, révolutionnaire, l’histoire de la Palestine l’est forcément, et l’on est loin du débat historiographique mené par les nouveaux historiens israéliens remettant en cause les mythes fondateurs de leur État; les préoccupations actuelles des historiens palestiniens sont de l’ordre de la constitution de traces, de l’édification d’une conscience historique et de la consolidation d’une identité nationale.

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